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Franz Kafka & Félice Bauer - Amours Historiques

Les Romantiques - 29/09/2019

« Ma vie a quelque chose de l’asile d’aliénés… Je suis enfermé non pas dans une cellule mais dans cette ville… J’implore la plus chère des jeunes filles… Mais en fait je n’implore que les murs et le papier. »

 

Franz Kafka
Franz Kafka est né en 1883 à Prague (actuelle République Tchèque) dans une famille juive et plutôt fortunée. Il a deux frères aînés (Georg et Heinrich) décédés très jeunes, et trois soeurs cadettes (Elli, Valli et Ottla) dont il n’est pas très proche. Elles connaîtront toutes un funeste destin aux mains des nazis dans les années 40. Kafka parle (et écrit) en allemand, contrairement à la majorité des Pragois. Il a peu d’affinités avec son père dominant et prétentieux, préférant la famille plus intellectuelle de sa mère. Il suit un enseignement classique pour l’époque et obtient son baccalauréat en 1901; il s’intéresse déjà à la littérature mais également aux idées politiques en vogue. Cette même année, il rencontre le poète Max Brod (grâce à qui il rencontrera plus tard Felice Bauer, le grand amour de sa vie). Max Brod devient très vite son ami et confident et c’est lui qui publiera la plupart des oeuvres de Kafka après sa mort.
Il commence à travailler pour une compagnie d’assurance mais souhaite poursuivre l’écriture en parallèle. Il rédige quelques petits articles et nouvelles, tard le soir une fois toutes ses tâches de la journée accomplies. Côté coeur, la vie de Kafka est digne d’une saga romanesque. De 1912 à 1917, il entretient une relation bien plus épistolaire que charnelle avec Felice Bauer. Il rompt leurs fiançailles par deux fois, alors que la jeune femme est pourtant pour lui une véritable Muse de l’écriture.
Deux ans plus tard, il se fiance avec Julie Wohryzek, une jeune secrétaire, mais la mère de Kafka s’oppose au mariage. Les fiançailles sont rompues et il tombe dans les bras de Milena Jesenska, une journaliste tchèque. La relation ne dure pas longtemps (pas de fiançailles cette fois !) car le caractère renfermé et un peu asocial de Franz s’oppose à celui de l’exubérante Milena. En 1923, il s’éprend d’une jeune institutrice nommée Dora Diamant qui l’initie au Talmud et parvient à le convaincre d’immigrer en Palestine.
Néanmoins, l’hiver 1923 est rude ; l’état de Kafka, atteint de tuberculose depuis des années, se détériore très vite et il finit par s’éteindre à Vienne en 1924, à l’âge de quarante ans.

 

Felice Bauer
Felice Bauer est née le 18 novembre 1887 dans une famille juive à Neudstadt, dans l’actuelle Pologne. En plus de Felice, les Bauer ont trois filles et un fils : Else, Erna, Antonie et Ferdinand.
Ils déménagent tous à Berlin en 1899, où Felice commence des études qu’elle ne pourra pas terminer faute d’argent. Elle débute sa carrière en 1909 en tant que secrétaire à l’Odeon, puis grimpe vite les échelons à la Carl Lindström Company au service marketing.
Une fois séparée de Franz Kafka, Felice Bauer rencontre Moritz Marasse (un associé dans une banque privée qui décèdera en 1950) qu’elle finit par épouser en 1919. Ils auront ensemble deux enfants : Heinz (décédé en 2012) et Ursula (décédée en 1966).
La popularité du parti Nazi dès 1930 pousse les Marasse à déménager sans un sou, d’abord en Suisse, puis aux Etats-Unis en 1936. Felice ouvre alors un magasin pour vendre les tricots qu’elle et sa soeur Else ont créé. Malheureusement, son entreprise peine à subvenir à ses besoins lorsque la maladie la touche et elle doit alors vendre les lettres de Kafka (plus de 500 au total) pour s’en sortir. Cinq ans plus tard, elle meurt à Rye (New-York) à l’âge de soixante-douze ans.

 

Franz et Felice
« Je sens que lorsque je n’écris pas, une main inflexible me repousse hors de la vie »

C’est le 13 août 1912 que Felice et Franz se croisent pour la première fois à Prague. L’écrivain est en effet de passage chez son ami Max Brod. La jeune femme est quant à elle en chemin vers Budapest pour rendre visite à sa soeur Else. C’est la soeur de la femme de Max Brod qui, mariée à un cousin de Felice, permet la rencontre entre les deux jeunes gens.

Une semaine après, le 20 août 1912, Kafka commence à écrire dans son journal :
« Mademoiselle F.B. Quand j’arrivai chez Brod, le 13 août, elle était assise à table et je l’ai pourtant prise pour une bonne; je n’étais d’ailleurs nullement curieux de savoir qui elle était, je l’ai aussitôt acceptée. Visage osseux et insignifiant, qui portait franchement son insignifiance. Nez presque cassé. Cheveux blonds, un peu raides et sans charme, menton fort. En m’asseyant, je la regardai attentivement pour la première fois. Une fois assis, j’avais déjà sur elle un jugement inébranlable. »

Il ne tarde pas à envoyer (presque tous les jours !) des lettres à Felice, la priant de lui répondre rapidement. Sans retour de sa part, paniqué, Franz écrira :
« Que ne suis-je devant votre porte et que ne puis-je pour ma propre jouissance – une jouissance capable d’abolir toute tension – appuyer sans fin sur votre sonnette !»

« Un devoir de vous écrire… Comment pourrais-je me soustraire à ce devoir ingouvernable rien que parce que vous ne répondez pas. »

« Une nuit, je vous écrivais continuellement des lettres dans un état de demi-sommeil, je ressentais cela comme des petits coups de marteau ininterrompus. »

Felice attend trois semaines avant de répondre (et ce en raison de l’insistance de Franz) ainsi débute donc une correspondance qui durera pas moins de cinq ans. Kafka en arrive même à envoyer toutes ses lettres en recommandé pour obliger Felice à les recevoir.

« J’ai le sentiment qu’une lettre recommandée arrive plus directement entre vos mains, sans passer par l’oscillation de ces lettres simples condamnées à errer, en y pensant j’imagine toujours la main tendue d’un robuste facteur berlinois qui, le cas échéant, vous forcerait à prendre la lettre même si vous vouliez vous en défendre. »

Le 22 septembre 1912, Kafka rédige dans la nuit la nouvelle « Das urteil » (Le verdict en français). Cette histoire, qui marque le début de sa carrière d’écrivain, est dédiée à Felice Bauer. En outre, l’héroïne de « Das urteil » s’appelle Frieda (équivalent de Felice en allemand), ce qui prouve que l’écrivain était déjà épris de la jeune femme alors qu’il ne l’avait rencontrée que quelques heures, un mois plus tôt.

« Depuis le soir où j’ai fait votre connaissance, j’ai eu le sentiment d’avoir un trou dans la poitrine par quoi les choses entraient et sortaient en me pompant sans retenue… À quel point vous êtes liée intimement à ma littérature… C’est ce que j’ai constaté dernièrement avec stupéfaction. »

Franz et Felice se revoient à Pâques en 1913, puis il la demande en mariage via une lettre à la fin juin 1913. Les jeunes gens se fiancent officiellement le 31 mai 1914, puis rompent en août de la même année. Franz Kafka entretient une relation des plus platoniques avec Felice ; mais il tente une réconciliation en juillet 1916, qui débouche sur de nouvelles fiançailles en juillet 1917. Le couple prévoit de s’installer pour de bon à Prague. Néanmoins, en décembre 1917, Kafka commence à ressentir les premiers symptômes de la tuberculose. Il préfère rompre (encore) les fiançailles, poussant Felice à quitter le pays.

Voici la lettre de rupture définitive écrite par Franz Kafka à Félice Bauer en 1917 :
[…] Tel que tu m’as vu cette fois-ci, tel je me suis vu depuis longtemps au même moment que toi, avec des traits seulement plus accusés, et c’est pourquoi je peux t’expliquer ce spectacle :
Que deux hommes luttent en moi, tu le sais. Que le meilleur des deux t’appartienne, c’est ce dont ces joursci je doute précisément le moins. Pendant cinq ans tu n’as pas manqué d’être informée du déroulement de ce combat, tu l’as été par mes paroles et mon silence et leurs mélanges, en général pour ton tourment. Si tu me demandes si c’était toujours véridique, je ne puis te répondre que ceci : je n’ai avec personne aussi fortement réprimé, ou pour être plus précis, plus fortement réprimé mes mensonges conscients que je ne l’ai fait avec toi. Il y a eu bien des dissimulations, des mensonges très peu, en supposant qu’il puisse y avoir « très peu » de mensonges en soi. Je suis un être mensonger, je ne peux pas rester en équilibre autrement, ma barque est très fragile. Si je me sonde pour connaître mon but final, je constate que je n’aspire pas véritablement à être bon et à me conformer aux exigences d’un Tribunal Suprême, mais, tout à l’opposé, que j’essaie d’embrasser du regard la communauté des hommes et des bêtes tout entière, de comprendre ses prédilections fondamentales, ses désirs, son idéal moral, de les ramener à des préceptes simples et de commencer aussi vite que possible à évoluer dans ce sens, à seule fin d’être agréable absolument à tout le monde, et si agréable même (c’est là qu’est le bond) qu’il me soit finalement permis, en ma qualité d’unique pécheur qu’on ne fait pas rôtir, d’accomplir ouvertement aux yeux de tous, et sans perdre l’amour général, les ignominies qui me sont immanentes. En résumé seul m’importe donc le tribunal des hommes, et par surcroit c’est celui-là que je veux tromper, sans qu’il y ait tricherie toutefois.
Applique cela à notre cas, qui n’est pas vraiment n’importe lequel, mais bien plutôt mon cas vraiment représentatif. Tu es mon tribunal humain. Ces deux qui se battent en moi, ou plus exactement, dont le combat, à part un petit reste martyrisé, est ce qui me constitue, ces deux-là sont un homme bon et mauvais ; par moments ils échangent leurs masques, le combat confus n’en devient que plus confus encore ; mais pour finir j’ai pu croire malgré tout, avec des revirements jusqu’à ces tous derniers temps, j’ai pu croire qu’il adviendrait le plus invraisemblable, cet invraisemblable qui toujours est apparu au sentiment ultime comme quelque chose de rayonnant (le plus vraisemblable aurait été : combat éternel), et que moi, rendu pitoyable, misérable par les ans, j’aurais tout de même le droit de t’obtenir.
Il s’avère tout à coup que la perte de sang a été trop grande. Le sang que l’homme bon (désormais nous l’appellerons l’homme bon) a versé pour te gagner profite au mauvais. Là où par ses propres moyens le mauvais n’aurait probablement ou peut-être jamais rien trouvé de décisivement neuf pour sa défense, l’homme bon lui offre cette innovation. Car en secret je ne tiens pas du tout cette maladie pour une tuberculose, ou tout au moins je ne la tiens pas en premier lieu pour telle, je la regarde comme ma banqueroute générale. J’ai cru pouvoir continuer et je n’ai pas pu. — Le sang ne provient pas des poumons, mais du coup ou d’un coup décisif porté par l’un des combattants.
Celui-là trouve maintenant dans la tuberculose une aide colossale, aussi colossale, disons, que celle que trouve un enfant dans les jupes de sa mère. Qu’est-ce que l’autre veut donc encore ? Le combat n’a-t-il pas été brillamment mené jusqu’au bout ? C’est une tuberculose, un point c’est tout. Que reste-t-il à l’autre, si ce n’est, faible, las et dans cet état presque invisible à tes yeux, à s’appuyer sur ton épaule ici à Zürau et à regarder bouche bée avec toi, toi l’innocence de l’être pur, à regarder bouche bée, ahuri et désespéré, le grand homme qui, depuis qu’il se sent en possession de l’amour de l’humanité ou de celui de la représentante qui lui a été envoyée, recommence à commettre ses monstrueuses ignominies. C’est une caricature de mes aspirations, qui en elles-mêmes déjà ne sont vraiment que caricature.
Ne demande pas pourquoi je tire un trait. Ne m’humilie pas ainsi. Sur un mot pareil je suis de nouveau à tes pieds ? Seulement aussitôt la tuberculose réelle, ou plutôt, bien avant elle, la tuberculose prétendue me saute aux yeux, et il me faut abandonner. C’est une arme à côté de laquelle les armes presque innombrables employées jadis, depuis « l’incapacité physique » jusqu’au « travail » en haut et à l’« avarice » en bas, apparaissent dans tout leur utilitarisme économique et leur caractère primitif.
Au demeurant je te confie un secret auquel pour l’instant je ne crois pas du tout moi-même (encore que lorsque j’essaie de travailler et de penser, les ténèbres qui tombent de loin sur tout ce qui m’entoure puissent peutêtre me convaincre), mais qui doit pourtant être vrai : je ne recouvrerai plus la santé. Précisément parce qu’il
ne s’agit pas d’une tuberculose qu’on couche et soigne jusqu’à la guérison dans une chaise longue, mais d’une arme dont la nécessité extrême demeure tant que je suis en vie. Et nous ne pouvons pas rester en vie tous les deux.
Franz

 


Giselwillies


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