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Alberte Barbe d’Ernecourt - Scandaleuse

Les Romantiques - 09/08/2019

Madame de Saint-Baslemont (1607-1660)

Année du scandale : 1636.
Epoque : Règne de Louis XIII.
Objet du scandale : Son troupeau de chevaux ayant été subtilisé par une troupe maraudeuse de soldats français, la châtelaine lorraine de Neuville en Verdunois convoque le commandant français au château, le reçoit vêtue de ses habits d’homme (voix basse, cheveux coupés et tenue de cavalier) se bat contre lui à l’épée, le désarme aisément et se fait reconnaître ensuite comme dame du château, au grand étonnement du militaire qui croyait avoir affaire au chevalier de Saint-Baslemont.

 

La Lorraine possède deux héroïnes bien établies dans l’histoire locale : la première, la plus connue, est Jeanne d’Arc, la petite bergère de Domrémy qui au XVème siècle favorisera le sacre du dauphin Charles (devenu Charles VII) et l’aidera à « bouter » les Anglais hors de France. La deuxième héroïne lorraine, beaucoup moins connue, se nomme Alberte Barbe d’Ernecourt.

Elle est née le 14 mai 1607 au château de Neuville en Verdunois, dans la Meuse, à quelques kilomètres de Verdun. Elle est le deuxième et dernier enfant de Simon d’Ernecourt (1574-1626) et de sa jeune épouse Marguerite de Housse (1590-1642).

Barbe est précédée d’un frère, Simon, qui ne survivra pas à sa petite enfance. A l’âge de sept ans, elle est donc la seule héritière de son père. Son grand-père, Simon d’Ernecourt, qui n’était qu’un humble fils de marchand, avait connu une ascension fulgurante au service du roi de France en devenant en 1569 gouverneur de Vaucouleurs. Outre que la petite cité de Vaucouleurs est connue dans le périple de notre précédente héroïne lorraine, Jeanne d’Arc, pour être la première étape où elle réussit à convaincre le sire de Baudricourt de l’emmener voir le roi de France à Chinon, cette place forte stratégique permettait à celui-ci d’avoir une vue sur les terres du duc de Lorraine, ô combien réfractaire à le reconnaître comme suzerain.

Lorsque Barbe nait en 1607, le futur duc de Lorraine, le trublion Charles IV, n’a que deux ans. Elle aura la malchance de vivre dans une Lorraine en perpétuelle rébellion contre le roi de France. Charles IV, fils de François II, n’aura de cesse de garder la Lorraine libre et indépendante en luttant à l’ouest contre les français, et à l’est contre les troupes impériales. Les Lorrains seront bientôt qualifiés de « refusants », pour ceux qui rejettent l’autorité du roi de France, ou d’« acceptants » pour ceux qui reconnaissent l’autorité, d’abord de Henri IV, puis de son fils Louis XIII.

Le grand-père de Barbe quitte Vaucouleurs et s’installe dans le Barrois, où il va doter avec application ses quinze enfants. Son fils aîné, Simon, (le père de Barbe) sera marié très tard à une héritière de quinze ans. Et c’est sur sa petite-fille que reposent les espoirs du grand-père. Les divergences entre père et fils éclatent lorsqu’il s’agit de la future éducation de Barbe : le grand-père insiste sur son lit de mort pour que l’enfant soit confiée à l’âge de six ans à sa tante paternelle (la soeur aînée de son père), qui est aussi sa marraine et s’appelle également Barbe d’Ernecourt. Depuis qu’elle a épousé Warin de Nivenehem, elle est devenue la baronne d’Estrepy.

C’est ainsi que Barbe est conduite chez sa marraine (dont le château d’Estrepy se trouve près de Vitry le François) aux environs de 1613, quelques semaines après le décès de son grand père. Elle y restera jusqu’à l’âge de quatorze ans. C’est auprès de sa tante Barbe que l’esprit de la jeune fille va être affiné : elle apprend le latin et le grec, sait jouer du luth, et acquiert le goût des tragédies grecques. Mais surtout la jeune adolescente, dotée d’une solide constitution physique, chasse avec sa tante et les châtelains du voisinage : elle traque les sangliers comme un garçon. Elle réchappe de la petite vérole, qui mène au tombeau bon nombre d’enfants à cette époque, mais en gardera un visage marqué par les cicatrices que laisse cette maladie.

Sa tante lui apprend à tenir son rang dans le monde : elle sait entretenir une conversation, raisonner, et possède un bon sens qui l’aidera plus tard à gérer financièrement ses terres. La jeune Barbe devient donc très vite un bon parti, et bien évidemment sa tante lui déniche un futur époux très prometteur : le jeune Nicolas de Nettancourt, qui a deux ans de plus qu’elle et est issu d’une grande famille catholique proche des rois de France.

Or le père de Barbe s’oppose à ce mariage. Il n’a pas digéré de n’avoir pu élever sa fille comme il l’entendait et se rattrape maintenant en déclarant à sa soeur qu’elle épousera le candidat qu’il a choisi : et quel candidat ! S’il est issu de la grande chevalerie lorraine, Jean-Jacques de Haraucourt, seigneur de Saint-Baslemont, bien qu’orphelin de père, est couvert de dettes. Il vit à la cour de Lorraine sur un grand pied et a dix-sept ans de plus que la jeune Barbe ! C’est un familier du jeune duc de Lorraine, Charles IV, et avant tout un soldat.

La tante Barbe va se battre contre ce projet de mariage pendant deux ans. En attendant, la jeune fille est retournée vivre chez son père au château de Neuville. Finalement, c’est le premier prétendant qui abandonnera ses prétentions à la main de Barbe ; en effet le jeune Nettancourt, nommé colonel de son régiment, endosse les frais monstrueux que cela lui impose : il se voit contraint d’épouser une riche héritière en décembre 1623, Charlotte le Vergeur. Ceci permet au père de Barbe d’imposer à cette dernière le mariage avec le seigneur de Saint-Baslemont. C’est ainsi que le 29 février 1624 elle épouse au château de Neuville Jean-Jacques de Haraucourt. La mariée a dix-sept ans, son époux en a trente-quatre.

Le voyage de noces s’effectue au château de Saint-Baslemont, où Barbe rencontre sa belle-mère et son beau-frère, Jacob, futur chevalier de Malte. Barbe d’Ernecourt quitte un milieu familial fidèle au roi de France pour entrer de plein pied dans une famille fidèle au duc de Lorraine : en effet, l’oncle de son mari est chef du conseil de Lorraine et capitaine des arquebusiers de la garde ducale.

Le mari de Barbe obtient vite pour celle-ci une place à la cour de Lorraine, en tant que dame d’honneur de la duchesse Nicole de Lorraine, devenue l’épouse de son cousin le duc Charles IV de Lorraine en 1621. Mais la jeune dame de Saint-Baslemont refuse cette position. Elle explique à son mari qu’elle préfère l’attendre au château de Neuville en Verdunois (son père le lui a cédé et a acheté pour y résider le château voisin de Gibeaumeix). La vie à la cour de Nancy ne la séduit pas, et elle est très vite consciente des frais que cela va occasionner : son mari engage 200 000 francs barrois les quatre premières années de son mariage, juste pour payer ses dépenses personnelles à la cour de Nancy.

Cette somme et les futures qu’il va dépenser doivent donc être suivies de près par Barbe d’Ernecourt, qui aime la vie rurale et sait que par ses soins elle arrivera à équilibrer les revenus de ses domaines et le train de vie du couple. Son mari, conscient de ses qualités d’administratrice, lui accorde le droit de résider sur les terres de Neuville. Mais il y revient fréquemment : les deux époux aiment la chasse, et c’est à sa demande que Barbe monte à cheval comme un homme (à califourchon) et revêt bientôt l’habit masculin pour le suivre dans leurs chevauchées à travers bois.

Grâce aux conseils de son époux, la dame de Saint- Baslemont monte à cheval comme un homme, et rectifie son allure suivant le désir de ce dernier, qui souvent la suit en carrosse et la conseille par la fenêtre du véhicule. Au retour de la chasse, Barbe reprend ses vêtements de châtelaine, mais de plus en plus il lui arrive de glisser une jupe sur ses habits d’homme. Deux ans après son mariage, en 1626, elle accouche de son premier fils, Dominique, qui mourra deux jours plus tard. En avril 1630 elle mettra au monde l’héritier du domaine, Philippe-Barbe, puis en 1632 naîtra sa fille, Marie-Claude de Haraucourt.

Le couple Saint-Baslemont possède un hôtel particulier à Bar le Duc, et Barbe d’Ernecourt fait de fréquents voyages entre son château de Neuville et la ville de Bar où elle mettra son jeune fils Philippe en pension, d’autant que bientôt un fléau terrible (la peste) s’abat sur la campagne lorraine. A cette époque, le duc Charles IV entre ouvertement en rébellion contre Louis XIII. Ce dernier envahit la Lorraine et met le siège devant Nancy. Bien évidemment l’époux de Barbe se précipite pour délivrer le duc, mais il est fait prisonnier par une troupe de soldats suédois à la solde du margrave de Bade. Une rançon de 25 000 francs (réunie par son épouse en quelques semaines) lui permet de revenir à Neuville. C’est pour y apprendre la chute de Nancy, et l’emprisonnement du duc à Charmes (dans l’actuel département des Vosges).

Prisonnier et sous la contrainte, Charles IV accepte d’abdiquer en faveur de son jeune frère, puis s’enfuit en Alsace d’où il lance un rappel de ses capitaines. Le sieur de Saint-Baslemont, qui est colonel d’infanterie, a la sagesse de partager les biens du couple et de mettre à l’abri ceux de Barbe avant de partir rejoindre son duc. En août 1634, Jean-Jacques de Haraucourt quitte sa femme pour se mettre au service du duc Charles IV et de ses alliés impériaux : les deux époux ne se reverront jamais. La dame de Saint-Baslemont reste donc seule sur ses terres de Neuville. En 1635, elle confie sa fille Marie- Claude à l’abbesse de Bouxières aux Dames pour parfaire son éducation. En juin 1635 elle apprend que son époux a été capturé par le maréchal de La Force, aux ordres de Louis XIII. Elle prend alors sa plume pour écrire au roi et demander la grâce de son époux : « Je ne demande rien à votre Majesté sinon la grâce de mon mari qui a extrêmement failli d’avoir quitté le parti de la France auquel je me suis toujours attachée et que je ne quitterai jamais ».

La petite-fille de l’ancien gouverneur de Vaucouleurs affiche ainsi son allégeance. Mais elle s’appuie aussi sur sa parentèle : l’un des frères de sa mère a deux fils dont l’aîné, Jean de Burges, sera chef du vol des Corneilles en la Fauconnerie de France pour le roi Louis XIII, suivi dans cette fonction par son
cadet, Guillaume de Burges.

Le sieur de Saint-Baslemont est relâché par les français après le versement d’une rançon de 50 000 livres, et rejoint aussitôt Charles IV qui s’apprête à engager le combat contre Charles de Valois, duc d’Angoulême (fils naturel de Charles IX), qui a été nommé par Louis XIII commandant des forces françaises. Les environs de Neuville et de Verdun grouillent de troupes des deux bords. Inévitablement, la rencontre s’avère dramatique : aux abords de Neuville l’un des serviteurs de Barbe, qui la suit au cours d’une chasse, tombe sur des soldats français du duc d’Angoulême. Aussitôt la lutte s’engage et l’un des français meurt.

Lorsqu’elle apprend l’incident la dame de Saint-Baslemont se rend aussitôt au campement du duc d’Angoulême pour lui présenter ses excuses. A l’annonce de sa venue, 400 gentilhommes de France assistent à son arrivée. Le prince écoute ses excuses et lui accorde le pardon. A la fin de l’entretien, chacun observe la jeune femme qui remonte à cheval comme une amazone, en admirant son port et sa contenance égale.

Bien qu’âgée d’une trentaine d’années, les français ne la jugent pas belle (son visage restant grêlé par la petite vérole) et s’accordent pour la décrire comme « petite et un peu grossière ». De plus Barbe dédaigne le maquillage, les fonds de teint blafards qu’affectionnent les dames de son temps. Elle est naturelle et sa vie sans son mari, retenu au loin par la guerre, va lui permettre d’approfondir ce sentiment de liberté. Les mois et les années suivants lui permettent d’embrasser cette liberté et de créer sa légende.

A l’hiver 1635, le duc d’Angoulême quitte la Lorraine. Les troupes allemandes, composées de suédois et de soldats de diverses nationalités (croates et bavarois) se répandent dans la campagne lorraine ; désorganisées et non payées, elles s’attaquent aux villages et aux fermes. Ces soldats brigands baptisés les « Cravates » deviennent la terreur des campagnes. Leur nombre s’élève à 400 000, et ils comptent parmi leurs membres des déserteurs et des prisonniers Leur tactique est souvent la même : arrivés dans un hameau ils massacrent les habitants, volent et pillent, puis brûlent les maisons. Les malheureux rescapés (lorsqu’ils ne sont pas mis « à rançon ») tentent de se réfugier dans les châteaux d’alentours.

Barbe d’Ernecourt, consciente de ce nouveau danger, fait remparer son bourg de Neuville en Verdunois et renforce ses murailles. Elle demande à tous les hommes du château d’être prêts à prendre les armes et à courir sus aux « Cravates » dès qu’ils tenteront de s’emparer des troupeaux de moutons, et surtout des chevaux que Neuville en Verdunois possède en grand nombre.

Un jour de mai 1636, une centaine de « Cravates » prennent possession d’un troupeau de chevaux qui paissent sur les terres de Neuville. Alertée au beau milieu de son repas, la dame de Saint-Baslemont endosse sa tenue de chasse, ses bottes et ses pistolets. Eperonnant son cheval, elle fonce sur les pillards, essuie deux coups de mousquets (qui la laisseront sourde quelques temps) mais réussit à contourner les voleurs et les met en joue.

Ces derniers, qui n’ont plus de poudre, tournent casaque et abandonnent le troupeau. L’exploit de Madame de Saint-Baslemont fait date et la joie explose dans les campagnes. Mais elle réfléchit et souligne les manquements de ce fait d’armes : il faut mieux s’organiser afin de pouvoir intervenir plus tôt en cas d’agression, c’est pourquoi un homme sera en permanence de vigile dans le clocher du village et sur la colline la plus haute. Au château, une unité de cavalerie se trouvera toujours prête à intervenir à la moindre alerte. Et pour parer à toute éventualité, Mme de Saint-Baslemont revêtira un habit d’homme seulement recouvert d’une ample jupe. Les chevaux de l’écurie devront être sellés en permanence, avec des pistolets chargés à l’arçon. Par la même occasion, prévoyante, Barbe se fait couper les cheveux au bol afin de ne pas être encombrée de cette tignasse. Elle cachera simplement sa coupe courte par un bonnet orné d’une plume lorsqu’elle sera chez elle.

A l’automne 1636, une nouvelle attaque de « Cravates » a lieu à proximité du château de Neuville. Prévenue, Barbe et sa cavalerie les mettent en fuite. Puis elle se rend à Verdun auprès du commandant de la place, le marquis de Feuquières, un ami de sa famille, afin qu’il lui donne un statut de combattant régulier, qui lui sera accordé par le roi de France. Sage précaution, car en avril 1637 le plus gros contingent des « Cravates » franchit la Moselle et envahit le pays de Verdun. Une de leurs bandes s’installe en Argonne, sur les terres de Mme de Saint-Baslemont.

Les troupes royales censées protéger le pays sont squelettiques et inexistantes, le roi menant la guerre en Flandres et ayant emmené avec lui la majeure partie des soldats de garnison. Les terres autour de Neuville regorgent de villages abandonnés, occupés par les « Cravates » qui se nourrissent du gibier abondant des bois et des champs. Consciente de son infériorité numérique, Mme de Saint-Baslemont va engager des négociations avec les chefs des « Cravates » : on fixe le rachat des prisonniers à une pistole par tête. Capturés, les « Cravates » avaient le droit de se soustraire à la mort en s’engageant dans l’armée française, et dans ce cas Barbe les emmenait jusqu’à Verdun où le gouverneur en prenait possession.

En 1638, la dame de Saint-Baslemont se réfugie pour un temps à Bar le Duc, la peste ravageant une nouvelle fois le Verdunois. En mai de la même année, elle apprend que son époux a perdu un oeil à la bataille d’Ische. Elle apprend aussi que ses terres de Neuville ont été malmenées par des soldats des troupes de Lorraine, cette fois, qui ont réussi à pénétrer dans son château et à emmener ses gens prisonniers. Au campement le chef des lorrains n’est autre qu’Antoine de Lenoncourt, l’un des compagnons d’armes du sire de Saint-Baslemont, qui s’empresse de les libérer. Barbe, tirant la leçon de cette histoire, s’interdira dorénavant de quitter son château de Neuville.

En 1639 elle inflige une nouvelle défaite aux « Cravates » qui, violant les négociations, s’emparent de chevaux et d’hommes et réclament une rançon de vingt pistoles par tête (au lieu d’une pistole). Folle de rage, Barbe d’Ernecourt rassemble sa cavalerie et fond par surprise sur la troupe des « Cravates » réfugiée dans un hameau perdu dans les bois : la plupart seront remis au gouverneur de Verdun.

Bientôt la légende de la dame de Saint-Baslemont s’élançant tel un être surnaturel sur les voleurs se met en branle : on commence à parler de l’Amazone de Lorraine. Un jour, on lui apprend que des marchands voyageant sur ses terres ont été enlevés avec leurs bêtes par une troupe de « Cravates » ; elle se lève aussitôt de table, part avec quelques cavaliers volontaires et fond sur la troupe qui se restaure dans une clairière : elle les tient en joue le temps que son infanterie descende du château pour encercler les misérables voleurs. Les authentiques « Cravates » sont renvoyés moyennant
une pistole, les déserteurs lorrains sont eux réintégrés dans l’armée française, quant aux condamnés de droit commun ils sont pendus haut et court.

Les exploits de Mme de Saint-Baslemont gagnent rapidement la cour de France, et Louis XIII lui propose de prendre le commandement d’une troupe française : Barbe d’Ernecourt refuse respectueusement, elle ne veut pas perdre sa liberté.

Neuville accueille de plus en plus de réfugiés : cordiers, serruriers, fondeurs s’y installent. Des boutiques s’ouvrent dans les rues du village. Mme de Saint- Baslemont reste intraitable sur le chapitre de la morale : elle refuse l’asile aux prêtres en état de concubinage, et interdit l’ouverture des tavernes et boutiques pendant les heures de messe. Pour sa maison elle entretient une quarantaine de domestiques, un aumônier, un médecin, deux secrétaires, un chirurgien, des laquais, des cochers, des palefreniers. Elle fait aussi des dons pour les églises : celle de Neuville bien sûr, mais aussi Gibomeix, Saint-Baslemont, Sandoncourt, Charmes.

La vie de Barbe est réglée comme du papier à musique : elle se lève à quatre heures du matin, toute l’année, puis elle prie dans son oratoire et se rend à la messe du matin à six heures ; ensuite elle reçoit les doléances des gens du château, puis visite les malades ; elle inspecte les écuries et le chenil, le repas est servi à midi, en début d’après-midi elle s’enferme avec ses livres et, à seize heures, récite des prières en l’honneur de la Vierge. Si elle est vêtue d’un costume masculin tout le jour, elle se garde bien de risquer une remarque déplacée : elle ne parle jamais à un homme en tête à tête, il y a toujours une tierce personne dans la pièce, son intendant ou son confesseur.

Elle est consciente qu’une femme habillée en homme est très mal vue, que la rumeur populaire les compare à des femmes de mauvaise vie, ce qu’elle n’est pas, loin de là ! Au fil des semaines et des mois, elle a peu de nouvelles de son époux mais apprend en 1641 qu’il a été nommé gouverneur de Bar par le duc de Lorraine et qu’il réside non loin de Neuville.

En 1643, le peintre Claude Deruet réalise, à la demande des notables de Verdun, son portrait grandiose de l’Amazone de Lorraine : on y voit Barbe d’Ernecourt vêtue comme un capitaine de l’armée française, avec une écharpe blanche autour du cou, sur une toile comportant plus de 700 personnages et racontant par des petites scènes l’impressionnant tableau de chasse de la dame de Saint-Baslemont. A gauche de la toile, la déesse Minerve prépare la couronne de lauriers, et un génie ailé souffle dans deux trompettes qui arborent les armoiries des d’Ernecourt. Ce portrait peut toujours se voir : il est au Musée des Beaux-Arts de Nancy et mesure 3,74 m de hauteur sur 4,08 m de largeur.

Un quatrain est gravé sous le dessin : C’est avec raison qu’aux sanglants exercices
Ta vertu ne craint point les efforts de l’Enfer
Puisque ton coeur par elle a triomphé des vices
Ton bras vaincra toujours les meschants par le fer

1643 est aussi l’année où la dame de Saint-Baslemont récupère sa fille Marie-Claude, qui vient d’achever son éducation au couvent. Son fils Philippe est, quant à lui, toujours étudiant à Bar, et elle prend toutes les semaines de ses nouvelles par courriers. Mais en février 1644 la petite vérole s’abat sur la ville et son fils unique meurt de cette maladie à quatorze ans, dans le collège où il étudiait depuis son plus jeune âge. A l’annonce de la nouvelle l’Amazone doit s’aliter, en proie à des douleurs physiques très vives.

Deux mois plus tard, elle apprend la mort de son époux à la bataille de Dûren. Elle fera rapatrier le corps du sire de Saint-Baslemont en juillet 1644, il repose dans l’église de Neuville en Verdunois. Dans les semaines qui suivent, elle repousse plusieurs propositions de remariage. Elle rédige même un voeu de chasteté en juillet 1645, signé de son sang, pour décourager les prétendants. Les deux deuils brutaux qu’elle a subis la poussent à accélérer le mariage de sa fille unique, Marie-Claude. Cette dernière épouse, à l’âge de quatorze ans en avril 1646, Louis des Armoises seigneur de Jaulny, âgé de vingt-six ans, et part vivre sur les terres de son mari.

Barbe d’Ernecourt fait ses Pâques en avril de la même année à l’abbaye de Benoite Vaux, proche de Neuville, qu’elle affectionne particulièrement puisqu’elle a hébergé chez elle pendant trois ans la sainte statuette de la Vierge à la Pomme (à l’origine de miracles) pour la protéger des pilleurs et des « Cravates ». A l’occasion de cette retraite, elle a pour confesseur un capucin qui lui explique que Dieu la punit par la mort de son mari et de son fils, car elle est pécheresse : en effet, dans la bible il est dit « qu’une femme ne portera pas de vêtements d’homme, un homme ne s’habillera pas avec un manteau de femme car quiconque agit ainsi est en abomination au Seigneur ».

Barbe d’Ernecourt sait que les femmes s’habillant en homme sont considérées comme des sorcières, voire des femmes de mauvaise vie. Les paroles de son confesseur la choquent profondément. Mais c’est l’époque qui veut cela, on entame alors la Régence d’Anne d’Autriche (d’origine espagnole), une reine pieuse et intransigeante.

Un franciscain, le père Vernon, qui écrira quinze ans après la mort de la dame de Saint-Baslemont une biographie de « l’Amazone chrétienne » prendra sa défense face à la mauvaise foi des religieux de son temps : « On opprimait le peuple, on ruinait le pays, on pillait les églises et on les profanait, on empêchait l’administration des sacrements par la violence et la cruauté. Notre amazone n’était ni violente, ni cruelle, mais forte et courageuse : il fallait bien qu’elle montât à cheval pour ce sujet, qu’elle usât de l’épée, du pistolet, du fusil et que même elle répandit quelquefois le sang des voleurs et meurtriers pour conserver la vie à ceux auxquels on la voulait ôter injustement. »

Et il ajoute : « Quand on se déguise pour pervertir et corrompre les autres, il y a du désordre, parce qu’alors on se cache, et on veut être pris pour un autre afin de tromper plus pernicieusement, mais Alberte Barbe d’Ernecourt ne s’habillait point en cavalier pour perdre, mais pour sauver, non pour nuire mais pour être utile à tout le monde. »

Et puis où étaient les hommes qui auraient dû prendre la relève ? Partis loin à la guerre pour un combat fratricide contre le roi de France. En juin 1649, la dame de Saint- Baslemont a rangé ses armes, elle se contente maintenant d’escorter les convois de vivres, elle ne galope plus après les voleurs ni ne leur tend d’embuscade. Elle est âgée de quarante-deux ans et son bras la fait souffrir, victime d’un coup de fusil reçu lors d’une bataille contre les « Cravates ».

Elle souhaite désormais prendre soin d’elle : elle va revenir à l’une des passions de son enfance, rédiger des vers. Lors des après-midis passés au calme dans sa chambre au château de Neuville, elle rédige au coin du feu une tragédie nommée « Les jumeaux martyrs » qui va rencontrer un franc succès à la cour du roi de France quelques années plus tard.

Mais les années sombres ne sont pas finies : en 1650, les français reprennent Bar et un nouveau gouverneur arrive, Henri de la Ferté Saint Nectaire, duc de la Ferté. Il déteste les Lorrains, et encore plus le gouverneur de Verdun, le marquis de Feuquières qui est ami de Mme de Saint-Baslemont. Par ricochet, la Ferté la détestera aussi.

Elle possède des terres épargnées par les guerres et il va lui imposer la présence de ses Dragons. Il est fort possible que cette femme guerrière l’agace prodigieusement, lui, le soldat de cour. C’est ainsi qu’il lui impose ces Dragons, qui s’installent en pays conquis, réquisitionnent chevaux et avoine, et terrorisent les paysans lorrains, les volant et parfois même violant leurs femmes.

En novembre 1652, Barbe se sent prise au piège et met son personnel à l’abri. Quant à son château de Neuville, elle envisage sérieusement de le vendre à bas prix afin qu’il échappe aux hommes de la Ferté et évite une ruine totale. Elle se confie dans une lettre de détresse au marquis de Feuquières, et lui demande de lui accorder l’asile dans une modeste maison. Celui-ci intervient immédiatement auprès d’Anne d’Autriche afin que la Ferté laisse tranquille la dame de Saint-Baslemont. La reine apporte son appui à cette lorraine qui a toujours été au service de la France, mais doit quand même cohabiter dans son château avec un intendant à la solde du gouverneur de la Ferté.

Cette fois, bien que la cohabitation se passe plutôt bien, Barbe d’Ernecourt ne se sent plus chez elle. La terrible férule du duc de la Ferté a au moins permis au pays barrois de retrouver un semblant de calme, les seigneurs voisins qui avaient déserté la campagne autour de Neuville reviennent prendre possession de leurs terres et de leurs châteaux abandonnés. Les « Cravates » ne sont plus qu’un mauvais souvenir, ils sont partis ailleurs ou ont été exterminés par les troupes d’occupation française.

En mars 1659, Barbe décide de quitter son château de Neuville, la nuit, incognito. Accompagnée de deux servantes fidèles, elle se présente au couvent des Clarisses de Bar. L’abbesse n’est guère ravie de les voir, mais la dame de Saint-Baslemont a longtemps contribué à soutenir le couvent par ses dons financiers généreux. Il serait mal venu de lui refuser l’hospitalité. Les trois arrivantes sont donc admises au noviciat, alors que la dame de Saint-Baslemont approche de ses cinquante-deux ans.

Le stress des mois passés et le rythme intense du couvent vont avoir raison de sa santé fragile : réveil à minuit pour les matines, toutes les religieuses se rendent pieds nus à la messe ; le froid et l’humidité règnent en permanence dans les cellules nues, les pénitences corporelles obligent les religieuses à revêtir le cilice. Barbe d’Ernecourt résiste jusqu’au jour où une sciatique accompagnée de coliques la terrasse sur sa méchante paillasse.

L’abbesse la persuade de quitter le couvent, car elle est incapable de lui apporter les soins nécessaires à son rétablissement : elle lui conseille de regagner ses terres et son château où se trouvent toujours son barbier et son médecin. Barbe se révolte, tente d’argumenter, elle ne veut pas retourner dans ce château tant aimé et qui se trouve aux mains d’une intendance française, mais l’abbesse n’en démord pas et réussit à la convaincre.

En décembre 1659 elle regagne son château de Neuville dans une litière, après avoir passé neuf mois dans ce couvent de Bar. Sa santé ne s’en remettra jamais : elle va lentement agoniser dans sa chambre jusqu’au 22 mai 1660, où elle finit par mourir dans d’atroces souffrances. Elle est seulement âgée de cinquante-trois ans. Suivant sa volonté, son corps sera exposé en habit de franciscain, puis inhumé auprès de son époux dans l’église de Neuville en Verdunois. Elle n’a pas rédigé de testament, sa fille unique héritant de tout.

Sur sa pierre tombale dans l’église de Neuville on peut toujours lire : « Alberte Barbe d’Ernecourt, née à Neuville, très célèbre par sa charité inépuisable, par ses exploits guerriers pour la défense du pays et par sa dévotion à notre Dame de Benoite Vaux dont elle sauva la statue miraculeuse en la conservant dans son château de 1638 à 1641 »

Clin d’oeil ironique, la paix entre la France et la Lorraine intervient en 1660, année de la mort de Barbe. Le duc Charles IV, qui s’était exilé en Espagne, regagne son duché et le duc de la Ferté retourne à Paris. La noblesse lorraine va de plus en plus intégrer l’armée du roi de France Louis XIV, et laisser au repos dans les esprits ce passé tourmenté où une jeune femme pleine de courage a osé affronter toute seule les soldats d’une armée vagabonde assoiffée de pillage, de meurtre et de souffrance.

Tallemant des Réaux parlera de Mme de Saint-Baslemont dans ses « Historiettes », mais c’est surtout son superbe portrait par Claude Deruet qui continuera à perpétuer la légende de celle qui deviendra « l’Amazone chrétienne » pour ses contemporains et les générations futures.

 

Lafouine77


Sources :
M Cuénin, La dernière des Amazones
Tallement des Réaux, Historiettes, Pléiade, II, p. 596-97
Siefar, dictionnaire


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